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Le jeu subtil du tsar russe avec le Sultan

US Rep. Ilhan Omar (D-MN) (L) talks with Speaker of the House Nancy Pelosi (D-CA) during a rally with fellow Democrats before voting on H.R. 1, or the People Act, on the East Steps of the US Capitol on March 08, 2019 in Washington, DC. (AFP photo)
Poutine a su orienter une partie des décisions d'Erdogan en faveur des intérêts russes. (Illustration)

Sur le plan international, le débat au sujet de l’élargissement des relations Moscou-Ankara a provoqué la réaction de certains sénateurs et instances militaro-défensives américains, tandis que sur le plan interne, le chef du Parti républicain du peuple, Kemal Kiliçdaroglu, le même qui a pu réunir dans un même camp tous les détracteurs d’Erdogan, ne mâche plus ses mots lorsqu’il critique dans ses interviews télévisées les mesures d’Erdogan, dont notamment l’achat des batteries de missiles S-400 à la Russie.   

Kilicdaroglu a directement remis en cause la « nécessité d’acheter les S-400 », car - comme il l’a dit – « ils ne peuvent essentiellement pas être utilisés contre qui que ce soit, alors qu’en même temps, ils mettent à l’épreuve les relations de la Turquie avec l’OTAN, une alliance dont elle est membre ».

Vidéo: la livraison de missiles russes S-400 à la Turquie

Recevant dans son bureau un groupe de journalistes étrangers, dont un correspondant de la BBC, Kilicdaroglu cité par Yenisafak a récemment affirmé : « Ils sont allés acheter des S-400. J’ai posé la question “contre qui allez-vous les utiliser?” Les utiliserez-vous contre la Grèce ? Mais vous faites partie de l’alliance de l’OTAN. Les utiliserez-vous contre la Syrie ? Il y a des Russes beaucoup plus forts là-bas. L’utiliserez-vous contre l'Iran ? Il n’y avait aucun problème entre nous… Contre qui allez-vous utiliser le S-400 ? Peut-être contre la Russie ? De toute façon, c’est elle qui vous a donné l’arme. Pourquoi l’avez-vous acheté, qu’avez-vous eu, qu’avez-vous payé ? Nous n’avons pas encore reçu de réponse à cette question. »

En apparence, la donne des relations politico-économiques Moscou-Ankara permettrait de conclure que c’est le président turc Recep Tayyip Erdogan qui a su arracher de vastes concessions à son homologue russe Vladimir Poutine. Mais en réalité, c’est Poutine qui a su recourir aux méthodes intelligentes pour orienter comme il le souhaitait les politiques d’Erdogan.

L’exemple le plus perceptible en serait l’approche syrienne d’Erdogan. Plus d’une fois au cours de ces derniers mois, la Turquie d’Erdogan a annoncé avoir l’intention d’avancer jusqu’à une profondeur de 30 km dans le nord de la Syrie. Toutes les troupes de combat, plus les insurgés soutenus par Ankara, s’étaient accumulés derrière la frontière, en attendant l’ordre de bataille ; et voici que le « feu rouge » de Poutine a fait tout arrêter. Erdogan n’a pu prendre l’autorisation de son homologue russe Poutine pour lancer l’attaque. Poutine aurait également dicté un autre objectif à Erdogan, ce dernier devant désormais prioriser un plan de normalisation avec Damas !

Pour juguler Erdogan, Poutine dispose des moyens très efficaces, y compris des milliards de dollars de revenus empochés par Ankara pour transiter le gaz russe vers l’Europe dans le cadre du gazoduc TurkStream, à quoi s’ajoutent la construction de la première centrale nucléaire de la Turquie par les Russes, la présence des dizaines d’entreprises turques en Russie avec à l’horizon plusieurs centaines de dollars d’intérêt, etc. Mais le projet de vente de missiles S-400 a été peut-être l’usage le plus intelligent que Poutine a su faire des années de présidence de Donald Trump aux États-Unis pour en éloigner la Turquie et pousser cette dernière vers un rapprochement avec Moscou. Quoique pour certains partis islamo-conservateurs turcs, la Chine et la Russie sont considérées comme étant le symbole de communisme avec lesquels il est préférable pour Ankara de prendre ses distances.

À leurs antipodes, Dogu Perinçek, chef du Parti Patriotique (Vatan Partisi), est allé si loin dans ses exagérations au sujet des acquis d’un rapprochement turco-russe, qu’il prétend voir un lien entre le meurtre de Daria Douguine, la fille de l’idéologue ultranationaliste russe Alexandre Douguine, et l’affaire du développement des relations Ankara-Moscou ; « comme si les ennemis ont assassiné la fille d’Alexandre Douguine, architecte et fervent défenseur de l’élargissement des liens Russie-Turquie, afin de freiner ce processus ».

Quoi qu’il en soi, la Russie de Poutine a toutes ses raisons de souhaiter une victoire du Parti de la justice et du développement (AKP) d’Erdogan aux futures élections ; ce dernier semble pourtant être sur la pente du déclin et il est fort probable que le pouvoir en Turquie tombe aux mains d’une coalition de six partis politiques du camp opposé au gouvernement actuel.

La question qui s’impose consiste à savoir si une éventuelle transition de pouvoir au camp d’opposition fera dérailler le « train de rapprochement » entre la Turquie et la Russie, malgré de gros avantages économiques susmentionnés pouvant faire perdurer l’indépendance d’Ankara envers Moscou, non sans permettre évidemment à la partie russe de toucher à de copieux revenus…Sur le plan de sécurité et de défense, on pourrait s’attendre à ce qu’avec l’arrivée au pouvoir des détracteurs d’Erdogan, la Turquie s’éloigne de la Chine et la Russie, pour se rapprocher plus que jamais de l’Europe et des États-Unis. Tout cela ne change rien à cette réalité qu’au niveau régional et transrégional, la Russie de Poutine a su gérer, pendant une période de temps d’ailleurs névralgique et précieuse, une partie importante des orientations politiques de la Turquie d’Erdogan, et profiter des potentialités de ce pays dans le sens des intérêts de Moscou.

 

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SOURCE: FRENCH PRESS TV