En Syrie, « les États-Unis ne peuvent pas être à la fois juge et partie », a déclaré le secrétaire du Conseil suprême de la sécurité nationale iranienne.
Dans une interview donnée au quotidien français Le Monde, le secrétaire du Conseil suprême de la sécurité nationale iranienne, le contre-amiral Ali Shamkhani, a décrit à l’envoyé spécial du Monde à Téhéran, Louis Imbert, la politique régionale de la République islamique d’Iran, les conséquences régionales de l’intervention militaire directe des États-Unis en Syrie, les réactions de Téhéran à la mauvaise foi de l’administration Trump envers les accords nucléaires, les relations de l’Iran avec les pays voisins, l’usage d’armes prohibées par les organisations terroristes en Syrie et en Irak, et les relations entre Téhéran et Moscou.
Après les frappes menées par les États-Unis en Syrie, le 7 avril, craignez-vous un engagement américain plus actif au Moyen-Orient ?
Ali Shamkhani : Le président américain, Donald Trump, a été élu en critiquant les guerres que les États-Unis ont menées en Afghanistan et en Irak, ainsi que leur coût pour son pays. Aujourd’hui, les alliés des États-Unis dans la région veulent qu’ils continuent de s’y embourber. Reste à voir si les Américains répéteront leurs erreurs passées. Cela dit, en Syrie, les Américains et leurs alliés mènent des ingérences depuis six ans : il n’y a rien de nouveau. Ces frappes, cette implication directe de Washington, ne changeront pas la situation.
Ce bombardement a été mené en réaction à une attaque chimique contre un village tenu par les rebelles, Khan Cheikhoun, imputée par les États-Unis au régime syrien, votre allié. Quelle est votre position sur les attaques chimiques ?
Ali Shamkhani : J’ai moi-même été témoin, au front, d’attaques chimiques menées contre les troupes iraniennes durant la guerre Iran-Irak [1980-1988]. Des pays européens ont fourni ces armes à l’Irak et n’ont par ailleurs jamais reconnu leur responsabilité. L’Iran considère leur production, leur détention et leur usage, quelle que soit la quantité, par n’importe quel acteur, comme un péché impardonnable.
Nous estimons cependant très improbable que le gouvernement de Damas ait mené une telle attaque à Khan Cheikhoun. Nous demandons une enquête indépendante. Et nous condamnons les frappes américaines menées sous ce prétexte : les États-Unis ne peuvent pas être à la fois juge et partie.
L’usage d’armes chimiques par Damas a été documenté à de multiples reprises. Évoquez-vous le sujet avec votre allié ?
Ali Shamkhani : Les deux camps ont été accusés d’avoir utilisé des armes chimiques dans cette guerre. Mais le gouvernement syrien a dû désarmer son arsenal en 2013 et l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques a confirmé ce fait.
Les relations entre les États-Unis et la Russie, votre alliée en Syrie, sont au plus bas. Est-ce dans votre intérêt ?
Ali Shamkhani : Notre relation avec les Russes est indépendante des liens qui existent ou pas entre eux et les Américains. Nous partageons une frontière avec la Russie en mer Caspienne. Nous avions des relations avant la révolution [de 1979], nous collaborons aujourd’hui dans le domaine nucléaire, dans le tourisme, et cette collaboration s’intensifiera tant que les mouvements terroristes inspirés par certains pays de la région existeront.
La Russie paraît moins attachée que vous au maintien de Bachar al-Assad au pouvoir. Craignez-vous que Moscou impose une solution politique qui ne convienne pas à l’Iran ?
Ali Shamkhani : Le pouvoir de Bachar al-Assad ne dépend pas d’une intervention étrangère. La majorité du peuple syrien le soutient, il décidera seul de son avenir. Les rumeurs que vous évoquez sont propagées par les Occidentaux et par des libéraux dans notre pays. Mais nous n’avons pas cette crainte, et Bachar al-Assad non plus.
L’Iran parraine les négociations d’Astana, au Kazakhstan, avec la Russie et la Turquie. Mais vous paraissez plus soucieux de tenir militairement le terrain que de la diplomatie…
Ali Shamkhani : À Genève, nous encourageons le gouvernement syrien et l’opposition à négocier sous l’égide des Nations unies. À Astana, il s’agit de garantir un cessez-le-feu solide, première étape pour la mise en œuvre d’un processus politique. En Syrie, il n’y a pas de solution militaire.
Bachar al-Assad affirme cependant vouloir reconquérir l’ensemble de son territoire…
Ali Shamkhani : Il veut combattre le terrorisme. Daech comme al-Qaïda et ses alliés contrôlent une part du territoire. Il est inacceptable qu’un seul village syrien demeure entre leurs mains. Les groupes terroristes sont venus négocier à Astana lorsqu’ils ont perdu Alep [en décembre 2016] : sans pouvoir sur le terrain, les négociations sont impossibles.
Vous considérez donc toujours comme « terroriste » l’opposition armée qui négocie à Astana ?
Il y a un avant et un après la libération d’Alep. Ils ont reculé lorsqu’ils ont été convaincus de leur défaite. S’ils cessent le combat, si les livraisons d’armes qu’ils reçoivent de l’étranger cessent, s’ils rompent leurs liens avec al-Qaïda et expriment leurs demandes dans un cadre politique, alors nous ne les considérerons plus comme terroristes. Pour les États-Unis et les Européens, c’est pareil : il y a deux ans, ils posaient comme condition première aux négociations que Bachar al-Assad se retire du pouvoir. C’était une erreur stratégique et ils y ont renoncé.
L’Iran a négocié avec le Qatar l’évacuation de quatre villages chiites et sunnites assiégés respectivement par les rebelles et le régime. Certains craignent un partage du territoire syrien sur des bases sectaires…
Cela fait des années que nous cherchions à sauver les populations assiégées. Ces évacuations se déroulent d’ailleurs mal, avec une attaque terroriste qui a tué plus de cent vingt personnes le 15 avril. Ce n’est pas une partition, ce n’est qu’une solution temporaire et je ne crois pas qu’elle puisse s’appliquer dans d’autres zones.
Une partie du gouvernement iranien a bien accueilli l’élection de Donald Trump. Elle estimait pouvoir passer des « deal » avec cet homme d’affaires. Est-ce toujours le cas ?
Au Moyen-Orient, nous n’avons aucun besoin ni aucun désir de négocier avec les États-Unis. Mais nous ne voulons pas de tensions qui nuiraient à la stabilité régionale.
Le gouvernement américain a signalé qu’il ne reviendrait pas sur l’accord sur le nucléaire iranien de juillet 2015. Craignez-vous cependant qu’il adopte de nouvelles sanctions ?
Suivant la volonté du Guide suprême, Ali Khamenei, l’Iran développe une « économie de résistance » en puisant dans ses ressources nationales. Nous sommes bien conscients que les États-Unis nous mènent une guerre économique, mais ils font face à une situation nouvelle. Les gouvernements européens ne sont plus enclins à les suivre. Nous les encourageons à soutenir leurs entreprises pour qu’elles investissent en Iran. Nous avons des ressources naturelles, du gaz, qui permettraient à l’Europe de diversifier son approvisionnement énergétique.
Source : Le Monde