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MBS lance un programme d’enlèvements de dissidents

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Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane à la cérémonie d'ouverture du sommet du G20, le 4 septembre 2016 à Hangzhou, en Chine. ©Getty Images

David Ignatius, journaliste au Washington Post, est l'auteur d'un article paru le 27 novembre à propos d’un programme secret d'enlèvements et de détention des dissidents saoudiens lancé par le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS).

« Derrière le meurtre ignoble de Jamal Khashoggi se cache une lutte du pouvoir au sein de la famille royale saoudienne, qui a nourri la paranoïa et l'imprudence du prince héritier MBS. Cette rage au sein de la cour royale a finalement entraîné la mort et le démembrement d'un journaliste du Washington Post.

Les violences perpétrées par la maison des Saoud correspondent à tout ce qui se trouve dans la série fantastique « Game of Thrones ». Leurs retombées s'étendent aux États-Unis, à la Chine, à la Suisse et à d'autres pays, alors que les deux clans les plus puissants de la famille royale se disputent le pouvoir.

Alors que la tension montait au sein de la cour royale, Mohammed ben Salmane, le favori du roi, tenta même de kidnapper un membre de la faction Abdallah à Pékin, lors d'une opération en août 2016 qui ressemblait plutôt à un chapitre de thriller.

MBS devient de plus en plus anxieux et agressif envers ceux qu’il considère comme ses ennemis. Selon des experts américains et saoudiens, une équipe d'agents secrets saoudiens, commandité par les dirigeants du royaume, organise des enlèvements de dissidents à l'étranger et en Arabie saoudite depuis le printemps 2017. Les personnes enlevées sont détenues dans des endroits secrets. Ils sont soumis à des méthodes d'interrogatoire musclées, un euphémisme pour la torture. 

Ce drame réel m’a été révélé dans une série d’interviews de hauts responsables saoudiens et des experts américains et européens, aux États-Unis et ailleurs, dans les semaines qui ont suivi la mort de Jamal Khashoggi. Ces sources détenaient des informations de première main. Elles ont préféré rester anonymes car elles étaient impliquées dans des questions internationales délicates. Pour s'assurer de leur véracité, les informations fournies ont été vérifiées par des sources américaines bien informées. Cela aide à expliquer le tourbillon de rage et d'anarchie qui a fini par le meurtre de Khashoggi au consulat d'Arabie saoudite à Istanbul, le 2 octobre dernier. 

L’essentiel, pour les experts américains et saoudiens qui ont examiné les résultats des services de renseignement: Khashoggi a été assassiné par une équipe de la cour royale de Riyad, qui faisait partie de la mission d’action rapide, mise en place 18 mois auparavant. Le ton provocateur de Jamal Khashoggi ainsi que ses liens avec le Qatar et la Turquie avaient mis en colère le prince héritier saoudien, de plus en plus autocratique. Il a émis l'ordre de « le ramener » en juillet 2018, un ordre que les services de renseignements américains n'auraient appris que trois mois après la disparition de Khashoggi à Istanbul.

Le 4 novembre, MBS a organisé un coup d’État interne. Il a ordonné l’arrestation de plus de 200 princes et hommes d’affaires saoudiens à l’hôtel Ritz-Carlton de Riyad. Les plans de ces arrestations avaient été soigneusement élaborés par les confidents les plus proches du MBS à la cour royale.

Le prince Turki ben Abdallah, fils ambitieux du roi décédé, figurait à la tête de la liste des ennemis de MBS dans le putsch Ritz-Carlton.

Lutte de succession

L'intrigue du palais a commencé début janvier 2015 lorsque le roi Abdallah, qui, selon les informations rapportées, a été diagnostiqué d'un cancer du poumon, a connu une dégradation de son état de santé. Il a été transporté par hélicoptère à l'hôpital de la Garde nationale saoudienne à Riyad. Alors que le roi était dans le coma, la cour royale a tenté de garder secret sa maladie en spéculant sur les possibilités de succession, notamment sur la possibilité de l'ascension du fils du défunt roi Abdallah, Mutaib, chef de la Garde nationale.

Politique familiale

L’équipe du roi Salmane a commencé à jouer à la politique familiale intransigeante dès la première semaine de l’arrivée au pouvoir. Fin janvier 2015, un décret royal a révoqué deux des fils d’Abdallah, Turki et Mechaal, qui étaient respectivement gouverneurs de Riyad et de La Mecque. MBS, qui n’avait que 29 ans alors, a été nommé ministre de la Défense. Mohammed ben Nayef a été nommé prince héritier adjoint après le prince héritier Moukrine ben Abdelaziz.

Un an plus tard, MBS est devenu prince héritier adjoint, rejoignant officiellement la ligne de succession.

Âgé à peine de 30 ans, MBS était déjà un prince machiavélique, encouragé par Mohammed ben Zayed, le prince héritier d’Abou Dhabi, et le cheikh Tahnoon, haut responsable du renseignement des Émirats Arabes Unis.

MBS a proclamé son désir de moderniser le royaume. Mais il nourrissait une paranoïa envers ses rivaux, tels que les fils d’Abdullah, ainsi que Mohammed bin Nayef et, plus tard, Jamal Khashoggi.

Des membres du clan Abdallah regardaient MBS saisir les leviers du pouvoir qui étaient auparavant les leurs.

Pendant plusieurs jours en mai 2016, le prince Turki ben Abdallah et son plus proche conseiller, l'homme d'affaires saoudien Obeïd, ont rencontré une série d'anciens responsables de la CIA et du département d'État américains dans une suite de l'hôtel Four Seasons de Georgetown. Ils étaient accompagnés du major général Ali al-Qahtani, conseiller militaire et protecteur de Turki et des autres fils du défunt roi Abdallah.

Dans une interview, Obeïd a décrit les contacts de Turki avec Washington en mai 2016: « La série de réunions visait à obtenir une évaluation stratégique des perspectives américaines sur le royaume et son statut, par le biais de fonctionnaires de la défense et de la sécurité nationale. »

Coincé dans un jeu du pouvoir

Le clan Abdallah s’entretenait d'importantes relations à l'étranger, notamment en Asie.

Obeïd s’est rendu à Shanghai en juillet 2016 pour préparer la participation de Turki ben Abdallah à une réunion du Forum international de la finance. Il a habité dans une suite de l'hôtel Peninsula sur le Bund alors que le major général Ali al-Qahtani se trouvait dans la pièce voisine.

Puis les choses ont commencé à devenir bizarres. Cette chaîne des événements a été décrite par plusieurs sources saoudiennes, suisses et américaines.

Obeïd était l’émissaire de Turki dans une entreprise importante. Turki avait accepté d’investir au moins 10 millions de dollars dans un fonds de développement appelé Silk Road Finance Corp., ou SRFC, dirigé par un chef de la direction formé à MIT, Shan Li, selon le site web de l’organisation. Chen Yuan, un dirigeant très haut placé qui dirigeait la Banque de développement de la Chine de 1998 à 2013 et dont le père aurait été l'un des fondateurs du Parti communiste chinois, était à l'origine de l'initiative de la Route de la soie.

Quand Obeïd s’est rendu à Pékin début août 2016 pour négocier les conditions de l’investissement de Turki, il a eu une rencontre probablement importante au somptueux hôtel Park Hyatt. John Thornton, président de Silk Road Finance, l'avait invité à dîner. Thornton avait également invité Michael Klein, un banquier new-yorkais qui, à l’époque, aurait été un conseiller clé de MBS. Klein n’a rencontré Obeïd que brièvement, puis est parti, selon sa porte-parole et Thornton.

Au cours de la réunion, Obeïd a averti que l'introduction en bourse de Saudi Aramco pourrait avoir un effet considérable sur la sécurité nationale saoudienne en affaiblissant l'emprise de la famille royale sur le pouvoir.

En critiquant le plan de privatisation de MBS devant le groupe d’investissement chinois, Obeïd a en fait exhorté les Chinois à soutenir le système saoudien traditionnel qui, sous Abdallah et les rois précédents, avait maintenu la stabilité et la sécurité.

Selon un responsable de Silk Road qui a requis l'anonymat, Turki et Obeïd ne sont jamais devenus de véritables investisseurs dans l'entreprise.

Les rumeurs concernant les critiques du plan de privatisation de MBS, formulées par le conseiller financier en chef du clan Abdallah, auraient probablement été transmises à Riyad. Environ une semaine plus tard, Obeïd a commencé à recevoir des appels de numéros saoudiens qu’il n’avait pas reconnus et auxquels il n’avait pas répondu. Selon une source bien informée, il aurait finalement reçu un appel de Khalid Humaidan, chef de l’agence de renseignement saoudien. Khalid Humaidan a déclaré que la cour royale voulait que Obeïd rentre immédiatement en Arabie saoudite. Obeïd a répondu qu'il devait d'abord vérifier avec son chef, le prince Turki.

Selon la source bien informée, Turki a appelé Humaidan et lui a demandé si le roi Salmane avait personnellement ordonné le retour d’Obeïd. « Si c'est le roi qui l'a demandé, je ramènerai personnellement Obeïd en Arabie saoudite immédiatement », aurait déclaré Turki au chef des services de renseignement. La demande aurait plutôt été décrite par le « tribunal » et Turki aurait conseillé à Obeïd de rester en Chine.

Le 21 août, Li a invité Obeïd à se rendre à Pékin pour rencontrer Chen, le parrain de l'entreprise de la Route de la soie.

Le 25 août, dans l'après-midi, Obeïd a pris l'avion pour se rendre de Shanghai à Pékin. Lorsque l'avion a atterri, il s'est arrêté dans une région éloignée de l'aéroport. Garé à proximité, il y avait un autre avion avec l'inscription « HZ-ATR » libellé sur sa queue. Le préfixe « HZ » le désignait comme un avion saoudien. Ce qui s'est passé ensuite a été décrit par des sources saoudiennes et suisses bien informées qui étaient au courant de l'affaire.

Quand Obeïd a quitté son avion, il a été arrêté par plus de 40 agents de sécurité chinois, déguisés en civil. Le responsable du groupe, parlant en arabe, aurait déclaré à Obeïd: « Nous avons été envoyés par le ministère de la Sécurité de l'État. Allez-vous coopérer ? »

Obeïd s’est rendu ; sa tête et son corps ont été emballés dans un sac si serré qu’il ne pouvait ni voir ni bouger; il a été emmené dans un lieu à Pékin et menotté à une chaise.

Un officier des services de renseignement chinois a déclaré qu'Obeïd « était un sponsor des terroristes qui préparaient une attaque contre le sommet du G20 ».

« Où cachez-vous les terroristes ? Où cachez-vous les miliciens pakistanais ? », demandait l'interrogateur. Obeïd a protesté qu'il n'avait aucune idée de ce dont il parlait et qu’ils avaient arrêté la mauvaise personne. Il a été soumis à un long et douloureux interrogatoire.

Heureusement, des techniciens du ministère de la Sécurité d’État ont examiné l’iPad et le téléphone portable d’Obeïd et vérifié les informations par rapport à leurs propres sources. Les Chinois ont rapidement conclu qu’une erreur avait bien été commise: des responsables saoudiens leur avaient donné de fausses informations sur Obeïd pour le faire arrêter en tant que terroriste et le faire ainsi extrader vers le royaume.

Selon une source bien informée, un haut responsable du ministère de la Sécurité d’État a déclaré à Obeïd: « Regardez ! Il y a eu une erreur. Quelqu'un de votre pays nous a appelés cinq minutes avant votre arrivée à Pékin et a déclaré que vous finançait les terroristes qui voulent attaquer le sommet du G20. Vous êtes en plein milieu du jeu du pouvoir que se disputent les deux puissants princes de votre pays. »

Les agents des services de renseignement chinois, fâchés d'avoir été trompés, ont fait de sorte que M. Obeïd rentre rapidement à Shanghai et l’ont protégé pour le reste de son séjour en Chine.

Pendant ce temps, les Saoudiens, qui avaient espéré capturer Obeïd à Pékin, étaient furieux qu'il leur ait échappé. Ils ont envoyé des agents à la recherche du responsable du clan Abdallah à Pékin.

À Shanghai, Obeïd a reçu un appel du général Youssouf ben Ali al-Idrissi, chef adjoint des renseignements saoudiens, lui demandant de rentrer à Pékin et de prendre l'avion saoudien qui a été envoyé pour le ramener, selon une source proche du dossier.

Obeïd a demandé de l’aide à son patron, le prince Turki, qui a appelé al-Idrissi. Selon une source bien informée, Turki a déclaré : « Si le roi le veut, cela sera fait. Au nom de qui parlez-vous ? » Idrissi a donné une réponse ambiguë sur l'identité de la personne qui avait ordonné le départ forcé d'Obeïd de Chine. Obeïd est resté à Shanghai sous la surveillance du ministère de la Sécurité d'État pendant une autre semaine.

Ayant un passeport suisse, il a également bénéficié de la protection du consulat de Suisse à Shanghai.

Obeïd est finalement monté dans un Airbus privé de Turki qui est parti pour la Suisse. Les Chinois ont vérifié qu’Obeïd était bien arrivé à Genève. Une fois sur place, Obeïd a été immédiatement soigné dans une clinique spécialisée pour des blessures subies en Chine, selon une source suisse.

Un échec embarrassant

Lors du sommet du G20, MBS a parlé de son plan de modernisation de la Vision 2030. Mais en privé, il aurait été contrarié en apprenant l’échec embarrassant d’Idrissi.

Idrissi a été limogé et remplacé par le général Ahmed al-Assiri et les Saoudiens ont envoyé une délégation spéciale en Chine pour s'excuser de l'utilisation abusive des canaux du renseignement chinois dans l'affaire Obeïd.

Mais la cour royale de MBS n’a visiblement pas appris la leçon. Depuis le printemps 2017, les Saoudiens ont lancé un programme secret d'enlèvements et de détention de dissidents, selon des experts américains et saoudiens bien informés. Le programme impliquait une « équipe de tigres », dirigée par Qahtani.

Plusieurs militantes des droits des femmes saoudiennes ont été arrêtées en mai 2018, un mois à peine avant que MBS ne lève l'interdiction de conduire pour les femmes. Une des militantes était tellement traumatisée qu'elle a tenté de se suicider.

Paranoïa brutale

Cette histoire de rivalité familiale a nourri la paranoïa qui a conduit à la mort de Khashoggi.

Le retour raté d'Obeïd de Chine ressemble étrangement à l'assassinat de Khashoggi à Istanbul. Dans tous les deux cas, les Saoudiens voulaient faire taire un critique. Lorsque les premiers contacts ont échoué, ils ont tenté une opération secrète illégale, chaque fois sous la direction du chef adjoint des services de renseignement, qui entretenait des liens étroits avec la cour royale.

Les deux opérations semblent avoir été organisées par une cellule spéciale de la cour royale supervisée par Qahtani.

La différence majeure entre les deux affaires est peut-être qu'Obeïd est en vie dans une banlieue de Genève, tandis que Khashoggi est mort et démembré, le lieu de son corps restant inconnu.

La brutale paranoïa de la cour royale du MBS à Riyad rappelle Bagdad à l’époque de Saddam Hussein. La Maison des Saoud est dirigée d'une main parfois sanglante. Les États-Unis, en tant qu’allié clé du royaume saoudien, devraient calmer cette querelle de famille avant qu’elle ne nuise davantage à l’Arabie saoudite et au monde ».

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SOURCE: FRENCH PRESS TV