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Journée de la langue française : de langue de domination à langue de résistance

US Rep. Ilhan Omar (D-MN) (L) talks with Speaker of the House Nancy Pelosi (D-CA) during a rally with fellow Democrats before voting on H.R. 1, or the People Act, on the East Steps of the US Capitol on March 08, 2019 in Washington, DC. (AFP photo)

Par Ghorbanali Khodabandeh

L’ONU célèbre chaque année six « Journées de la langue », consacrées aux six langues officielles des Nations Unies, qui sont l’arabe, le chinois, l’anglais, le français, le russe et l’espagnol. 

La date de la Journée de la langue française a été choisie symboliquement en référence au 20 mars 1970, qui marque la création de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), devenue l’Organisation internationale de la francophonie (OIF).

Présente sur les cinq continents, le français reste la 5e langue la plus parlée au monde avec plus de 321 millions de locuteurs dont 255 millions de locuteurs quotidiens, selon le dernier rapport de la langue française dans le monde.

C’est une formule que l’on entend souvent : le français serait « la langue de la liberté » ou celle « des droits de l’Homme », ce qui sous-entend que les langues porteraient des « valeurs ». Or, les lois de censure en vigueur en France et dans plusieurs pays francophones contribuent à éteindre les idéaux de liberté que la langue française se devait de représenter.

La célébration de cette journée est aussi l’occasion de revenir sur l’instrumentalisation de la langue française à des fins politiques et économiques, dans le cadre de la stratégie de domination de la France, ancienne puissance coloniale.

Paradoxalement, la langue française, imposée durant des siècles en Afrique, semble aujourd’hui décolonisée et connaît une nouvelle mission, celle de résister à l’ambition impérialiste des puissances néocoloniales.

La langue française est-elle celle de la liberté ?

La Révolution française de 1789 a été un événement majeur dans l’histoire de la France et du monde entier. Elle a été marquée par des idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité qui ont exercé une influence incontestable sur la société française et ont inspiré des mouvements de libération sur toute la planète.

La langue française exprimait ces idéaux révolutionnaires à travers des documents tels que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

La France a une riche tradition littéraire et philosophique qui a souvent exploré des thèmes liés à la liberté, à l’émancipation et à la justice. Faut-il rappeler que des écrivains et penseurs comme Voltaire, Montesquieu, Rousseau, La Boétie et Camus ont contribué à façonner la conception moderne de la liberté à travers leurs œuvres ?

Mais que se passe-t-il alors en 2025 ? Pourquoi la liberté d’expression est-elle à ce point attaquée en France ? Sans doute que beaucoup ne s’en rendent pas encore compte, et pourtant : menacer la liberté d’expression concernant la guerre à Gaza revient à menacer la liberté d’expression tout entière. La dérive en cours en France, pays des droits de l’homme, est des plus inquiétantes. Le nombre de militants réprimés parce qu’ils dénoncent les bombardements, la colonisation israélienne et appellent à un cessez-le-feu ne cesse d’augmenter.

Les atteintes à la liberté d’expression ne s’arrêtent pas à la question palestinienne. La criminalisation de l’action syndicale, sociale et écologique s’étend dans le pays.

Les Lumières, mouvement intellectuel du XVIIIe siècle, ont joué un rôle central dans la promotion des idées de liberté, de raison, de tolérance et de progrès. Dans ce contexte, restreindre la liberté d’expression en France ressemble à s’y méprendre à une attaque contre les idéaux des Lumières.

En limitant la capacité des individus à exprimer librement leurs opinions, à remettre en question les autorités et à participer au débat public, on compromet les valeurs de liberté et de raison défendues par les philosophes des Lumières.

Le français, un outil de domination en Afrique 

Héritage de la colonisation, le français, l’anglais, le portugais et l’espagnol sont désormais des langues d’Afrique, à défaut de ne pouvoir jamais être des langues africaines. Partout où ils sont parlés, ils occupent une position privilégiée dans plusieurs domaines importants de la vie nationale, au point d’être perçus comme irrémédiablement indispensables. Leur appartenance à de grands ensembles politiquement organisés et entretenus par les anciennes puissances coloniales leur confère une ouverture sur le monde qui renforce leur pouvoir d’attraction et leur position dominante vis-à-vis des langues africaines avec lesquelles ils cohabitent.

Face à elles, les langues africaines ont toujours été étudiées et présentées sous l’angle de leur extrême diversité, sans grande considération pour la dynamique de la véhicularisation qui fait de certaines d’entre elles des facteurs d’intégration nationale, régionale, voire panafricaine. Cette vision partielle des langues africaines a contribué à renforcer chez les Africains eux-mêmes une représentation négative de leurs langues souvent perçues comme congénitalement inadaptées à l’expression de la modernité, de la science et des technologies avancées, alors que toutes les langues évoluent et qu’il existe des méthodes connues et éprouvées pour les faire évoluer.

Avec sa langue, la France, puissance coloniale, a cherché dans l’histoire à imposer une certaine vision du monde. La langue était alors un outil de domination en Afrique et sur d’autres territoires avec une visée prétendument « civilisatrice ». Pendant toute cette période, les enfants ne parlant pas le français à l’école ont pu être sévèrement punis. Cette vision du français comme outil de domination perdure chez beaucoup de penseurs : Alain Mabanckou, par exemple, ne dément pas le journaliste Nicolas Demorand qui considère que la langue française est « langue de la dictature ».

« Imposer sa langue, c’est imposer sa pensée ». La formule de Claude Hagège, linguiste français de renom, est plus que jamais d’actualité. Il est vrai que la langue, au-delà de sa fonction d’intercompréhension, est un agent d’influence, voire d’impérialisme, culturel, économique et politique.

Imposée par la colonisation, la langue de Molière a réuni un grand nombre d’États africains, au sein de la communauté francophone, après les indépendances. Pour autant, le français n’est pas la langue maternelle ni même d’usage de tous les peuples appartenant à un espace francophone multilingue.

La Francophonie, dernier avatar de l’empire colonial ?

Dans nombre de pays, la Francophonie, c’est avant tout la promotion d’une langue coloniale, qui continue de façonner la manière de penser, de s’exprimer et de vivre le monde. C’est aussi l’affirmation d’un élitisme forcené puisque, face aux langues locales, l’usage familial du français concerne souvent une frange limitée de la population, avant tout urbaine et généralement plus aisée.

Lorsque cette langue est celle de l’administration, des bourses d’études et des crédits de recherche, les élites politiques et économiques proviennent donc le plus souvent de ces milieux restreints où le français est très tôt devenu une seconde langue maternelle, voire la langue privilégiée. La reproduction des élites y prend ainsi une dimension linguistique qui façonne l’imaginaire culturel et politique... en cultivant un fort arrimage culturel à la France.

Ainsi, la francophonie est devenue un instrument politique au service de la France qui profite du poids des pays membres pour rayonner à l’extérieur. D’où la tendance à sortir de ce milieu assujetti aux seuls intérêts français.

Pour l’opinion africaine, la francophonie sert à asseoir et à pérenniser des dictatures, donc à assurer le recul des démocraties. L’OIF en particulier, est accusée de faire plus de politique qu’autre chose. L’organisation profiterait davantage aux acteurs politiques, mais se soucierait très peu du sort des jeunes.

Par ailleurs, en francophonie, on note un réel déséquilibre entre pays du Nord et du Sud, les seconds étant étroitement dépendants des premiers qui assurent pour la plupart le financement du développement. Ce déséquilibre s’est accentué au fil du temps du fait du poids de la France en rapport avec les visées géostratégiques de l’Élysée.

Le rayonnement culturel étant sous-jacent à l’influence économique, la France qui n’a plus ses colonies, sent qu’elle perd de son lustre d’antan. La francophonie devient alors le cadre idéal pour restaurer cette influence.

L’illustration en a été donnée avec l’entrée négociée au sein du monde francophone, de pays dont ceux d’Europe de l’Est. Mais les visées françaises ne sont pas du goût de tous au sein de l’OIF où s’observent de véritables luttes d’influence et de leadership. Elles opposent de temps à autre Français, Belges, Canadiens, Québécois et Suisses, entre autres.

D’autres critiques sont également faites à l’endroit de la francophonie. D’aucuns lui reprochent d’assurer la promotion de la langue française aux dépens de celle des langues africaines.

L’OIF est devenue ainsi l’outil dont la France avait besoin pour essayer de continuer de peser sur la scène internationale : un instrument de puissance culturelle, dont Paris assure la plus grosse part du budget et organise l’agenda politique.

Vers une langue française décolonisée

Le français compte parmi les cinq langues les plus parlées au monde. Cependant, son apprentissage est en déclin dans certaines régions et le renforcement de l’enseignement reste un enjeu majeur pour la francophonie.

Quoi qu’il en soit, sur les 700 millions de personnes qui parleront le français en 2050, 80 % seront en Afrique, selon l’OIF (Organisation internationale de la francophonie). Et, selon une étude de 2018 émanant toujours de l’OIF, entre 80 et 100 % des francophones d’Afrique souhaitent que le français soit transmis à leur descendance.

Il importe cependant que l’enseignement de la langue française porte réellement les valeurs qu’elle est supposée incarner, c’est-à-dire des valeurs de liberté et d’émancipation dont le linguiste Bernard Cerquiligni affirme qu’elles ont permis aux peuples colonisés de prendre en main leur destin et de se battre pour l’indépendance. La langue française est un « butin de guerre » affirmait l’écrivain Kateb Yacine en 1966, au lendemain de l’indépendance algérienne.

Au XXe siècle, alors que les anciennes colonies gagnent une à une, souvent dans le sang, leur indépendance, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor évoque dans la revue Esprit ce merveilleux outil, trouvé dans les décombres du régime colonial : la langue française.

Après la Seconde Guerre mondiale – et dans un contexte de décolonisation –, la France dut renoncer dans ses discours officiels à un vocabulaire ouvertement colonial et racial, s’inscrivant dans une logique de condamnation du racisme qui tendait à s’universaliser.

Au moment des indépendances, la France devait repenser son rapport à l’Afrique, mais elle maintint une forte ingérence économique et politique dans ses anciennes colonies. Ce système que l’on dénommera plus tard « Françafrique » a été mis à distance et dénoncé par les présidents français successifs depuis les années 1950 – dans le discours uniquement.

Le français se présente ainsi comme une langue pour résister à l’hégémonie et à l’anéantissement de la pensée, la destruction de l’individu, l’asservissement du peuple. Victor Hugo en a fait une langue de lutte contre la misère et une langue de paix universelle. En Afrique, il s’agit d’une entreprise de décolonisation de la Francophonie et de la langue française pour en faire un objet de défense nationale et promouvoir des discours de résistance face aux velléités néocolonialistes des puissances impérialistes.

Ghorbanali Khodabandeh est un journaliste et analyste politique iranien basé à Téhéran.

 

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SOURCE: FRENCH PRESS TV