Par Ghorban-Ali Khodabandeh
Depuis plusieurs mois, l’Europe connaît d’importantes mobilisations d’agriculteurs en Allemagne, Espagne, Pologne, Roumanie ou encore au Pays Bas. En France, la colère de secteurs du monde agricole a fait son apparition sur le devant de la scène politique ces derniers jours. Depuis, la colère des agriculteurs ne montre aucun signe d’apaisement avec des actions qui se multipliaient partout à travers le pays en dépit des promesses du gouvernement.
Les mesures annoncées par le Premier ministre français Gabriel Attal ne satisfont pas les exploitants en colère. La FNSEA, la Confédération paysanne et les Jeunes agriculteurs ont appelé à poursuivre le mouvement.
Les raisons de la colère sont multiples et concernent diverses revendications spécifiques selon les branches d’activité. Toutefois, cultivateurs et éleveurs partagent un même malaise sur leur avenir, écartelés entre désir de produire et nécessité de réduire l'impact sur la biodiversité et le climat, sur fond de revendications très diverses : marges de la grande distribution, jachères, pesticides, normes environnementales, autorisations administratives, prix du gazole... Finalement, la dénonciation d’une « concurrence déloyale » de produits qui dérogent aux normes environnementales de l’Union Européenne est mise en avant par de nombreux manifestants.
Face à cette colère, les syndicats d’agriculteurs, qui misaient sur la construction d’une mobilisation nationale fin février pour faire pression lors du salon de l’agriculture du 24 février au 3 mars 2024, ont dû accélérer le rythme de leurs actions.
La situation inquiète profondément le gouvernement, qui a repoussé la présentation de sa loi sur l’installation des nouveaux agriculteurs. Une position accompagnée d’aucun engagement concret pour le moment, alors que la mobilisation continue de s’intensifier et de s’étendre partout dans le pays.
Colère des agriculteurs: retour sur les origines du mouvement de protestation
Si le mouvement se focalise sur différentes problématiques qui affectent le métier d’agriculteur, il trouve sa source dans un ras-le-bol généralisé de petits patrons qui revendiquent de « pouvoir vivre dignement de leur travail ».
Le mouvement de protestation des agriculteurs prend son terreau dans des années de crises non résolues. Un mouvement nourri par l'énergie du désespoir qui a germé à l'automne dernier. Le 22 octobre, à l'entrée des communes du Tarn, les panneaux sont retournés, avec un mot d'ordre revendiqué quatre jours plus tard : « On marche sur la tête ». L'idée de ces jeunes agriculteurs se propage dans tout le pays, pour dénoncer un monde qui marche sur la tête et tape sur les nerfs des agriculteurs.
En novembre, puis décembre, ont lieu des manifestations locales isolées. Parmi les griefs des manifestants, il y a la maladie des bovins ou encore la réglementation européenne. La nouvelle année et le remaniement n'apportent aucune solution. Alors cette fois-ci, quand le mouvement reprend du Sud-Ouest il y a dix jours, il se répand. Désormais, les agriculteurs passent à l'action dans 85 départements. Plusieurs syndicats appellent à un blocus de Paris.
Les difficultés financières s’expliquent, d’une part, par le coût trop élevé des machines et des infrastructures, des matières premières et de l’énergie, qui pousse nombre d’agriculteurs à s’endetter fortement. Dans le même temps, les prix de vente sont comprimés par la grande distribution et l’industrie agroalimentaire, qui imposent leurs prix d’achats au rabais. Les agriculteurs présentent ainsi un taux de surmortalité dû au suicide de 30% par rapport au reste de la population.
Grogne des agriculteurs: vers un nouveau mouvement des «gilets jaunes» ?
Effectivement, le mouvement des panneaux retournés, pris à la légère par la sphère politico-médiatique nationale, qui y voyait surtout le côté insolite et amusant, peut être considéré comme le précurseur de la révolte des agriculteurs par son succès et la rapidité de son extension géographique à l'ensemble du territoire hexagonal.
Manifestement, les agriculteurs bénéficiaient largement du soutien des autorités locales d'une France rurale, qui se sent méprisée par les élites parisiennes. Cette situation témoignait aussi de la faiblesse de l'autorité d'un État central, de plus en plus absent de ces territoires, d'où une incapacité certaine à faire rentrer les choses dans l'ordre.
Ce mouvement raconte la déconnexion totale entre les élites dirigeantes françaises et européennes, puisque les revendications concernent, entre autres, des normes imposées par Bruxelles, et la France agricole et plus globalement rurale, comme si les décisions politiques prises en haut lieu ne tenaient nullement compte de la réalité du terrain.
Si au niveau des revendications, on retrouve des éléments de langage qui avaient caractérisé le mouvement des «gilets jaunes», il n'en demeure pas moins que, pour l'instant, au niveau de sa composition, le parallèle s'arrête là. En effet, ce nouveau mouvement de contestation concerne une seule catégorie socioprofessionnelle, les agriculteurs, avec le soutien du principal syndicat de la profession, la FNSEA, classé politiquement à droite, et il se retrouve uniquement dans le monde rural isolé. Or, le mouvement des «gilets jaunes» était parti de la société civile par l'intermédiaire des réseaux sociaux, faisant fi des syndicats et des affiliations politiques, avait une extension territoriale beaucoup plus importante, touchant l'ensemble des catégories populaires, aussi bien les agriculteurs, les artisans et les commerçants que les ouvriers ou les employés.
En conséquence, deux scénarios pourraient se dessiner. Soit les revendications des agriculteurs sont entendues par le gouvernement, qui leur donne satisfaction, et le mouvement s'arrête de lui-même. Soit la contestation se pérennise et prend de l'ampleur, menant plutôt à un phénomène inédit, qui serait la révolte de la France rurale face à la France urbaine, s'apparentant à une forme de sécession territoriale vis-à-vis des normes imposées par l'État central ou l'Union européenne. Dans ce cas-là, cette situation pourrait donner des idées à d'autres mouvements revendicatifs issus des milieux urbains.
Colères du monde agricole: une exaspération commune en Europe
Si les motivations des agriculteurs divergent, leur colère enfle un peu partout en Europe : des Pays-Bas à la Roumanie, en passant par l'Allemagne et la France, les agriculteurs sont en ébullition face au prix du carburant, à la concurrence ukrainienne et aux contraintes européennes. Les autres grands pays agricoles européens sont confrontés à des mouvements similaires, si bien que le sujet agite aussi Bruxelles. La Commission européenne a réuni jeudi organisations agricoles, secteur agro-alimentaire, ONG et experts pour tenter de calmer le jeu et persuader de l'intérêt de réconcilier transition écologique et agriculture.
Si les revendications sont diverses en fonction des pays, une cible se dégage : la politique européenne et ses normes perçues comme drastiques, voire incohérentes avec les objectifs nationaux visant à la souveraineté alimentaire.
Tous dénoncent le Pacte vert européen, connu sous le nom de Green Deal. Ce plan, qui prône la transition écologique des Etats membres de l’UE, fixe des objectifs de réduction d’usage des pesticides, de développement de l’agriculture biologique et de protection de la biodiversité.
À bientôt quatre mois des élections européennes qui se dérouleront du 6 au 9 juin dans l’UE, nombre de médias s’interrogent quant au coût et aux conséquences politiques que pourrait avoir cette fronde du monde agricole. En France, à l’instar de ses alliés néerlandais – le Parti pour la liberté (PVV) – et allemand – Alternative pour l’Allemagne (AfD) –, le Rassemblement national de Marine Le Pen se rêve en porte-voix d’une colère paysanne qui se propage depuis plusieurs mois sur le continent. En vue des élections européennes, le RN multiplie les tentatives de séduction auprès des agriculteurs. En témoigne le tweet, publié ce samedi, de la cheffe de file des députés RN, Marine Le Pen : « Nous sommes comme toujours aux côtés de nos agriculteurs, lâchés par le gouvernement, passés à la moulinette de l’UE qui les submerge de normes, négocie dans leur dos des traités de libre-échange mortifères. »
Quoiqu’il en soit, la contagion pourrait toucher d'autres pays en Europe. Les syndicats agricoles italien, espagnol et britannique parlent aussi de manifestations.
Ghorban-Ali Khodabandeh est un journaliste et analyste politique iranien basé à Téhéran.